dimanche 9 mars 2008

SLOW DESIGNERS

“Le Slow Design est manifeste dans tout objet, espace ou image qui encourage le ralentissement du métabolisme humain dans les domaines économique, industriel et urbain.”
Alastair Fuad-Luke

Le Slow design ne pratique ni le recrutement, ni l’excommunication, comme cela a eu cours dans les avant-gardes du siècle dernier. 
S’appuyant sur sa plateforme slowlab, il opte plutôt pour une stratégie collaborative, fédérant des acteurs issus de différents champs (art, industrie, sciences humaines, sciences appliquées) qui participent activement à ce discours en formation, par leurs débats et leurs pratiques. 
C’est un mouvement “open source”, à l’image d’un logiciel libre, qui s’enrichit par l’apport de chaque contributeur, au travers de conférences, d’expositions, de plateformes de vente en ligne.

Cet structure horizontale du mouvement explique l’extrême diversité des approches repérées.
En voici deux qui donnent la mesure de cette diversité...





Thorunn Arnadottir, designer islandaise issue de l’académie des arts de Reykjavik, se situe dans une certaine tradition du design européen, comme pratique individuelle, en dialogue avec l’histoire de l’art et du design. Elle investit des médias très différents (produits, performances et installations) pour soutenir son propos sur l’objet.
Clock, son projet de diplôme, est emblématique d’une démarche Slow design, qui consiste à mettre en représentation l’écart entre la lenteur du métabolisme humain et la cadence hyper-rapide de la société de consommation. 
L’horloge est à ce titre un objet paradigmatique. Elle présente les deux faces de nos sociétés modernes: côté pile, symbôle de la maîtrise de l’homme sur son environnement et sur lui-même et côté face, puissant anxiogène produit par un homme artisan de sa propre aliénation. Car si elle est à l’origine de nombre de découvertes scientifiques, si elle permet d’organiser le travail humain, elle est également, par ces raisons-mêmes la source d’un stress qui frappe nos sociétés depuis l’ouvrier jusqu'au grand patron.
L’horloge, telle que nous la connaissons, a permis la mesure d’un temps secable et uniforme, mais à également produit les conditions de son appréhension immédiate. D’où vient, en effet,  que nous soyons capables d'un simple coup d’oeil de nous repérer si précisement dans le temps. En fait, l’intériosation de ce temps métrique n’a pu se faire que grâce l’extraordinaire système de représentation qu’offre la position des aiguilles, et plus récemment grâce à la représentation numérique du temps (cristaux liquide, led, ...). Les designers se sont d’ailleurs montrés incapables d’offrir une meilleure représentation du temps et se sont le plus souvent contentés de jouer avec.
L’originalité de Clock, c’est justement, non pas de faire mieux, mais de faire moins bien que l’horloge type. Elle se compose de deux parties, d’une part le mécanisme d’horlogerie mural, identique à celui l’horloge type, et d’autre part une chaine de perles entraînée par celui-ci. Toutes les 5 minutes une perle chute du plateau cranté et frappe la perle précédente. Le cycle du jour et de la nuit et matérialisé par un dégradé de perles bleues, tandis que les heures sont indiquées par des perles de couleurs rouge. La chaîne de perles peut être portée en pendentif.

Pour Thorunn Arnadottir, Clock permet de modifier la qualité et la vitesse du temps. Il est moins précis (unité: 5min), moins lisible certes, mais il rythme l’existence d’une manière plus apaisée, comme les shishi-odoshi, les fontaines des jardins japonais. Lorsqu’on porte la chaîne en pendentif, on s’approprie littéralement le temps, on prend son temps. 
Thorunn Arnadottir évoque l’Afrique et un autre appréhension du temps, faite de la relation que l’on a aux autres. Son horloge est bien “une île de lenteur dans un océan de vitesse”, car elle ne peut pas prétendre à se subsistuer unilatéralement à nos horloges, pas dans le monde tel qu’il est.  





Design that Matters (Ndlr: le design qui compte) est une ONG basée à Cambrigde, Massachusetts. C’est un réseau collaboratif de plusieurs centaines de personnes, professionnels experts de différents domaines, étudiants du MIT, qui oeuvrent pour une amélioration des conditions de vie dans les pays en voie de développement par le biais du design. Leur objectif est de toucher 1millions de personnes à l’horizon 2012, au travers de leurs différents projets.
Ce sont essentiellement des ingénieurs, qui se définissent comme des experts-conseil auprès d’ entrepreneurs sociaux. Leur engagement et leur mode d’action rappelle à bien des égards le mouvement Saint-simonien issu de l’école Polythechnique au 19ème siècle.
Leur compétence en design s’étend, de l’enquête de terrain, en passant par la mise en production des produits, jusqu’à la formation des populations.
Parmi leurs nombreux projets, le plus connu et le mieux documenté se nomme Kinkajou.



Commandité par World Education, une ONG oeuvrant au Mali, Kinkajou est un outil d’alphabétisation révolutionnaire adapté à la population rurale adulte, analphabète à 75%. Dans les conditions actuelles, les adultes souhaitant apprendre à lire par les cours du soir, sont ralentis dans leur progression par le faible éclairement des salles de cours (1 ou 2 lampes à pétrole pour 40 personnes!) et par le coût important des manuels. Le Kinkajou, du nom d’un animal nyctalope local , est un système de projection qui permet de projeter sur n’importe quelle surface un document pédagogique parmi les 10000 disponibles sur un microfilm...qui coûte seulement 12 $ . Il est fabriqué avec des éléments low cost et alimenté par énergie solaire. Il est actuellement à l’essai dans 41 villages maliens et permet ainsi un accès à la lecture à plus de 3000 personnes. 
Il s’agit là d’un design en équipe (parfois plus de 100 personnes contribuent sur un projet), immédiatemment efficient et pragmatique. Par sa volonté affichée de combler le fossé entre les pays du nord et ceux du sud, d’aider les plus démunis à disposer d’eux-même, en les arrachant aux seuls impératif de la survie, Design that Matters fait également partie de la mouvance Slow design.
Bien que très éloignés, par leur buts et leurs méthodes, Thorunn Arnadottir et Design that Matters partagent la même finalité: le bien-être de l’homme et de son environnement.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Cette horloge de Thorunn Aradotti est très impressionnante. Elle pose pour moi une question un peu naïve que je formulerai ainsi:
Dans la mesure où elle "fait", comme vous le faites remarquer "moins bien" qu'une horloge classique, est-ce là une oeuvre d'art ou du design? Un objet peut-il se permettre (à dépense énergétique égale)d'être moins "performant" (lisibilité, facilité d'utilisation...) que ce qui existe déjà?
personnellement je n'en sais rien
merci de me donner votre point de vue
et bravo pour ce blog plein de pépites

Studio Lo a dit…

nous vous remercions de l'intérêt que vous portez à nos propos et de l'occasion que vous nous donnez de les préciser.
Si la question de la performance peut être objectivement évaluée sur le plan technique, elle reste toute relative pour ce qui regarde son impact sur le bien-être humain. est-ce que la bombe H, par exemple, constitue un progrès dans la poursuite des fins politiques par les moyens tactiques et stratégiques...appelé guerre?

D'un point de vue strictement pragmatique, et comme nous le soulignons dans notre article, cette horloge ne peut évidemment pas répondre aux usages socialement dévolus au temps ACTUELLEMENT. Elle répond à un autre usage,méditatif, en nous amenant à percevoir le pur écoulement d'un temps non situé. Pour ce qui est des affaires courantes, mieux garder une montre ou un portable à portée de main.
Mais il ne faut pas perdre de vue qu'un objet, s'il prend place dans un environnement... disons socio-technique, est aussi en capacité de le modifier profondément... ou de trouver une nouvelle légitimité, dans un nouveau contexte, comme le vélo. ce qui paraît anachronique ou hors de propos, peut être la norme de demain, dans un monde regit par d'autres valeurs...mais aussi de la pure fumisterie.
Ce n'est pas une raison suffisante pour placer Clock dans la catégorie "art": en effet, une barque est moins performante qu'un hors-bord, mais n'est pas pour autant une oeuvre ... c'est simplement un moyen plus agréable de se promener.

Anonyme a dit…

peut-être y allez vous un peu fort!!!
la grande différences avec les exemples que vous citez (barque/hors bord vélo/voiture...) c'est qu'il s'agit de dispositif dépensant plus ou moins d'énergie.
Par "performance", j'entends en effet avant tout, capacité à OPTIMISER l'énergie, ce qui est en général, il me semble, le cas dans la longue histoire des objets.
Hors cette horloge fonctionne visiblement avec un moteur électrique semblable à toutes les horloges. C'est en ce sens que cet objet est pour moi une énigme: contrairement à un cadran solaire (énergie dépensée nulle mais ne fonctionne pas la nuit) ou une horloge atomique (beaucoup de matériel engagé pour obtenir une grande précision...) Ici, l'énergie engagée ne semble pas être optimisée mais au contraire "bridée" au service d'une lecture assurément poétique du temps... Peut-être en aurait-il était autrement si cette horloge fonctionnait avec le vent?
En ce sens, il s'agit d'un exemple assez opposé à mes yeux à celui du projecteur utilisé pour l'alphabétisation que vous évoqué dans la suite de votre article.
Qu'en pensez vous?

Studio Lo a dit…

Pour ce qui est de la dépense énergétique, considérant l'ensemble des cycles de vie de l'objet (fabrication/ utilisation/ destruction), l'horloge de Thorunn Arnadottir est assurément plus dispendieuse qu'une horloge classique.
Le façonnage des différentes pièces, ainsi que la masse de matière engagée dans la production ont un coût énergétique important.
De plus la rotation du plateau étant assurée, selon toute probabilité, par un boîtier standard de fabrication chinoise, l'entraînement de la chaîne doit fatiguer la pile plus rapidement que des aiguilles (à vérifier).
Enfin, Clock est constitué de matériaux hétérogènes, à acheminer vers différentes filières de recyclage en fin de vie.
Bref, d'un point de vue purement technique, le bilan écologique de Clock n'est pas très satisfaisant.
Du reste, l'article abonde dans votre sens, lorsque vous dites que Clock et Kinkajou sont des exemples opposés. .. mais ils sont opposés au sein d'un même courant.
Clock est un projet très radical, qui rend manifeste l'idée de vitesse et de lenteur, de stress et de plénitude, avec une efficience réelle mais limitée, tandis que Kinkajou est une initiative d'ingénieurs, certes philanthropique, mais entièrement focalisé sur la réussite technique et économique et l'efficacité du service rendu .
Cependant le mouvement d'horloge dans Clock est-il bridé...ou bien est-il transformé en quelque chose d'autre, quelque chose renvoyant tout simplement au temps qui passe? N'est-ce pas fascinant qu'une telle expérience soit rendue possible, à l'aide d'un objet aussi trivial qu'un boîtier d'horlogerie chinois?
Quoi qu'il en soit, cette horloge n'est pas LA solution, mais une proposition différente et complémentaire de l'offre actuelle (Cf "une île de lenteur dans un monde de vitesse").
Quant à savoir si l'Histoire de la Technique est l'Histoire de l'optimisation énergétique, il est permis d'en douter, le remplacement progressif de la force animale par d'autres sources d'énergies produisant des dépenses énergétiques supplémentaires. Il suffit, pour s'en rendre compte, de considérer la facture énergétique par habitant d'un pays développé et celle d'un pays en voie de développement.
Rigoureusement, il n'est probablement pas possible d'évaluer correctement le bilan écologique d'un objet, car il fait justement système avec son environnement socio-technique. C'est à fortiori plus complexe encore, quand cet objet prétend rompre avec l'environnement socio-technique dominant.

N'hésitez pas poser d'autres questions sur cet article ou d'autres figurant sur le blog, ou même à nous proposer un sujet que vous souhaiteriez nous voir traiter.

Anonyme a dit…

Bonjour
Une question concernant votre renvoi à ;
"une île de lenteur dans un monde de vitesse" se réfère-t-il un livre ?
Si oui quel en est l'auteur ?

Merci par avance.

Studio Lo a dit…

Bonjour,
il s'agit d'une citation d'Ezio Manzini, théoricien du design et enseignant au Politecnico de Milan. Elle est extraite d'un article publié dans la revue en ligne Doors of perception, très active dans la réflexion sur le design.
voici un lien vers l'article:

http://209.85.135.104/search?q=cache:dADPJ5RFyYQJ:www.doorseast.com/transcriptions/manzini

Anonyme a dit…

Merci beaucoup pour votre rapidité !

PS: j'ai retrouvé la référence du livre dont vous m'aviez parlé lorsque l'on c'était rencontré (eh oui c'est moi, l'étudiant en Arts Appliqués =)

Le design, essai sur des théorie et des pratiques

ça à l'air véritablement passionnant, l'auteur fait d'ailleurs référence a la carence des écrits francophones en terme d'analyse théorique du design que l'on avait évoqué durant notre conversation.